On ne sort pas de l’étonnement : comment ce travail qu’on imagine traditionnel, lent et délicat – ouvrage de dame, diraient certains – parvient-il à se faire si monumental et si contemporain ?

 

L’appellation même, « tapisserie de haute lice », ne renvoie-t-elle pas à un imaginaire médiéval, celui des Pénélopes trompant leur attente devant leur métier, à l’opposé absolu des codes d’aujourd’hui ? La représentation des fleurs ne renvoie-t-elle pas à un univers de miniatures un peu fades ?

 

Rien de tout cela dans les tapisseries de Martine Lapassade !

 

Vus de loin, sans échelle, coquelicots, iris, pivoines et pois de senteur éclatent, avec leurs couleurs chaudes et rassurantes. C’est quand on s’approche que le caractère inquiétant de leurs formes géantes apparaît.

 

Derrière la totale modernité du propos on sent bien sûr l’héritage de siècles de « verdures » et de floraisons tapissières, mais on est tellement loin ici de toute mièvrerie : les fleurs de Martine Lapassade ne sont-elles pas un peu monstrueuses, un peu carnivores ? La monumentalité de ces pétales, grands comme des arbres, fait de nous les nains de quelque improbable jardin d’Eden…

 

Et puis aucun art ne porte à ce point la trace du temps : loin des formes du « fast art » si répandues aujourd’hui, on parlerait volontiers devant ces immenses tapisseries de « slow art », un art de la lenteur presque asiatique, comme une école de sagesse, qui consiste à aller chercher la couleur dans l’infinie palette des broches pour trouver les fils qui donneront le relief et la vibration recherchée, des mois et des mois, des centaines d’heures pour trouver l’équilibre parfait des teintes et les modelés. Pas de repentir possible : le métier avance inexorablement vers sa conclusion ! Aucun art ne donne cette même sensation de la présence physique de l’artiste, la licière, du temps qu’elle a consacré à cette œuvre, du temps qui a passé, du temps qui passe, un véritable sablier de couleurs !

Pourquoi ne pas évoquer enfin ce vocabulaire ésotérique de la tapisserie, le vocabulaire d’un métier oublié ? Qui sait aujourd’hui ce qu’est une duite, une piène, un vautoir, un arrondiment, des jumelles, le verdillon de l’ensouple, la hachure, le battage, le chiné, mots d’une alchimie fermée aux non initiés, héritiers d’une lignée millénaire d’artisans/artistes liciers ? Mais « chaîne » et « trame » sont aussi des mots partagés, le travail de tissage de la tapisserie devenant dès lors métaphore de la vie elle-même et du passage du temps.

 

 Jack Batho

 

Trained in the craft of hand weaving by Geneviève Dupeux at l’Ecole Nationale Supérieure des Arts décoratifs, and later in the craft of “haute lice” tapestry at la Manufacture des Gobelins, Martine Lapassade has created weaving and tapestries
for style agencies, decorators and the artist F.X. Lalanne, while developing, all along, her own creations. Today, she has acquired a remarkable level of mastery in this subtle art which requires many long hours of meticulous work. Rarely shown, her monumental tapestries belong in the landscape of contemporary art. They are an absolute must to come and see and admire.

One wonders: How does this kind of craft usually considered to be traditional, slow and delicate – lady’s work some would say – can produce such monumental and contemporary pieces of art?

Doesn’t the word itself, “haute lice tapestry”, evoke medieval images of a world where sad Penelopes spent their days waiting for Ulysse’s return, working on their looms, in striking contrast with the codes of today ? Doesn’t the representation of flowers bring to mind a universe of rather dull miniatures?

Nothing of the kind is to be found in the tapestries of Martine Lapassade!

Seen from afar, the poppies, irises, peonies and sweet peas burst forth, with their warm and reassuring colors. It is when one gets closer that the disquieting element of their forms appears.

Behind the unequivocally contemporary approach we can of course sense the heritage of centuries of tapestries full of greenery and flowerage, but we are very far here from any kind of pretty-prettiness: actually Martine Lapassade’s flowers are somewhat monstrous, maybe carnivorous? The monumentality of these petals, as big as trees, make us feel like the dwarves of an improbable garden of Eden.

And besides no other artform bears to such an extent the mark of time: far from the forms of “fast art” so widespread these days, one would easily be tempted in front of these huge tapestries to speak of “slow art” : an art of slowness, almost Asian, akin to a school of wisdom, consisting in seeking the right color among the infinite palette of spindles in order to find the threads which would give the sought after three dimensional effect and vibration; over months and months, hundreds of hours, to find the perfect balance of hues and contours. No time for regrets: the weaving goes inexorably forward towards its conclusion. No other artform gives the same impression of the felt presence of the artist, the heddle setter, of the time she spent on this work, of the time that went by, of the time that goes by, a true sandglass of colors.

 

 Jack Batho

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